Le plus souvent dans l’ombre du héros binchois, la femme de gille n’en demeure pas moins son double essentiel, en privé comme en public. Déjà active plusieurs mois avant la fête, la femme s’occupe de l’élaboration et de la confection des costumes ainsi que des préparatifs en tous genres pour les soumonces (festivités pré-carnavalesques) et le carnaval. Ni tout à fait spectateur, ni tout à fait acteur, c’est pourtant au cours du déroulement même du spectacle que la femme de gille tient son rôle le plus visible et sans doute le plus ingrat aux yeux du public non averti. Cependant, si pour le gille, comme pour le spectateur, le spectacle s’arrête en privé, pour la femme, le retour au foyer n’est pas synonyme de repos, mais bien de préparatifs de repas, de remise en état des costumes, de remaquillage des enfants... et de vaisselle. Enfin, c’est dans l’éducation des enfants que la participation de la femme de gille au sein de la société binchoise est la plus importante. Les préparatifs du carnaval et leur mise en scène C’est dans les coulisses du carnaval que les femmes sont tout à la fois organisatrices et exécutantes les jours de fêtes car le bon déroulement du carnaval sur scène ne pourrait être assuré sans une minutieuse organisation des tâches en privé.
Dans cette organisation, chaque femme occupe un rang déterminé auquel sont attachés certains devoirs. La répartition de ces tâches est le plus souvent fonction de l’âge des femmes en présence et de leur position respective au sein de la hiérarchie familiale dont le sommet est naturellement occupé par les plus anciennes. Cette hiérarchisation des fonctions semble faire partie intégrante de l’éducation de la jeune fille depuis sa prime enfance. Ses tâches sont en résumé : préparer le costume du dimanche, organiser les repas, habiller le gille selon la coutume, lui donner son masque au moment voulu, porter les oranges et le chapeau, veiller à sa bonne tenue tout en gardant un œil sur les enfants.
La transmission de la tradition Parce que le gille est tout entier dévoué à sa ville et à son folklore pendant les jours fastes, il faut bien que les femmes, unique soutien du gille, prennent en charge l’apprentissage in vivo des générations plus jeunes. Elles enseignent le respect des traditions afin d’assurer leur perpétuation. Leur mission est à ce titre capitale puisque ce sont elles qui éduquent les petits garçons et les petites filles dans l’esprit des traditions binchoises. Elles leurs transmettent le rythme de la danse, les comportements admis et interdits, le cérémoniel de l’habillage du gille et – surtout - l’amour des traditions et du rituel carnavalesque. Leur objectif explicite est bien entendu la participation inconditionnelle et naturelle des enfants au carnaval. Implicitement, elles préparent au mariage des enfants au sein de la communauté binchoise avec un ou une compagne imprégné par ce folklore, cela dans le but évident d’entretenir la ferveur des nouvelles générations.
Ainsi, devenir un gille ou une femme de gille relève donc de l’éducation. On ne décide pas : plongés en bas âge dans cette ambiance culturelle, les Binchois, parvenus à l’âge adulte, participeront au carnaval comme tout le monde.
Si la femme de gille binchoise dépense une telle énergie afin d’inculquer aux enfants l’esprit binchois, si elle prend un soin extrême à clairement sexualiser ses enfants dans le projet du carnaval, si le mariage entre Binchois est le produit recherché de ces « marieuses », si enfin elle peut, en fonction de son âge, occuper sa place dans la hiérarchie des tâches féminines du carnaval, c’est parce qu’il existe entre les femmes de gille une organisation souterraine qui tient du matriarcat.
Ce matriarcat des femmes binchoises ne s’exerce réellement qu’au sein de la famille et toujours au bénéfice de la communauté : pour que le carnaval ait lieu et pour former les futures femmes de gille à servir les futurs gilles du patriarcat binchois. De fait, ce dernier, en déléguant à « son » matriarcat l’autorité sur les choses qui relèvent du foyer, de la préparation des festivités et de l’éducation différenciée des enfants, n’est pas inquiété pour sa domination, puisque c’est ainsi qu’il assoit son prestige sur les générations de femmes passées, présentes et à venir.
Une participation au sacré Il apparaît après réflexion que la principale composante motivationnelle de cette volonté d’action en coulisse des femmes est le sentiment et le désir de participer, de perpétuer, voire de prolonger indéfiniment le rite. Laisser la simple contemplation aux « extérieurs », mais devenir « servante volontaire » de l’objet de contemplation, tel est le leitmotiv qui anime la femme de gille. Cette dernière assertion proclame définitivement que le carnaval de Binche est beaucoup plus qu’une simple kermesse annuelle : il est un rite à part entière, dont la sacralité se manifeste à tous les instants. Chaque Binchois connaît précisément le rôle qu’il joue dans cette grande messe du printemps et la mission de la femme de gille n’est pas la moindre : c’est elle, en effet, qui est chargée, sans y voir aucun asservissement, de mettre le rite en place et de permettre son bon déroulement. Ainsi élevées avec l’omniprésence du carnaval, les Binchoises tendent vers un modèle de femme de gille caractérisé par un dévouement vécu comme naturel et spontané.
En conclusion, « faire carnaval » pour les Binchoises ne se résume pas à habiller un gille et à rester dans son sillage ; c’est prendre part à une liturgie qui englobe toute la communauté binchoise. Ainsi, par leur participation matérielle et immatérielle, elles perpétuent le rite, le protègent et préservent l’unité de la communauté.
Autre(s) texte(s) :
Source: Chritel Deliège
Actualité
Le regard de deux femmes en mots et en images dans un ouvrage de qualité sur le carnaval de Binche